"Pour apprécier l'éloignement de deux points géographiques, on ne dit plus « kilomètres » mais « heures et minutes » : Rennes est à 1 h 30 de Paris et Quimper à 3 h 30. Comme si le temps abolissait la distance, vrai défi à vaincre par l'accélération. Et très franchement, qui regrettera les cinq ou six heures encore nécessaires, il y a peu, pour aller de la pointe de la Bretagne à la capitale. Et que dire des cinq ou six jours imposés avant l'arrivée du train dans les années 1860 !
Dans le même temps, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur la rationalité de ce mouvement profond de la société, générateur de vitesse. Il s'agit, bien sûr, de gagner du temps et d'améliorer, pourrait-on dire, la productivité de notre existence et cela dans tous les domaines.
Celui de la cuisine, par exemple, marquée par la révolution de la cocotte-minute avant celle du micro-ondes. Celui de l'informatique-reine qui a pulvérisé la seconde en une poussière infinie de femto, zetto, yotto secondes correspondant à des millionièmes et milliardièmes de secondes grâce auxquelles la fin d'une opération se rapproche de plus en plus de son commencement, ce qu'on nomme le « temps réel ».
Le fait est que nous passons une bonne part de notre vie à travailler et donc à monnayer notre temps pour acquérir des machines à gagner... du temps, du moins en principe. Car la liste est longue des appareils gadgets en souffrance dans nos débarras.
Impatience croissante
Sans parler de la voiture dont Ivan Illich a montré que si l'on tient compte, dans le calcul de sa vitesse, du temps nécessaire à l'achat de la voiture et à son entretien, cette vitesse se découvre inférieure à celle du piéton ! Et plus la voiture est puissante et donc chère, et plus elle va lentement ! On pense à Jacques Ellul qui lancera à un automobiliste fier d'avoir fait près de 100 km/h (en 1928) et gagné un quart d'heure sur Paris-Bordeaux : « Et qu'est-ce que vous avez fait pendant ce quart d'heure ? Il m'a regardé stupéfait ».
Ce qui serait aujourd'hui encore notre réaction spontanée tant la vitesse nous obsède par souci de faire le maximum de choses dans le minimum de temps, règle de base du calcul économique. L'un de nos grands problèmes vient de ce que nous soumettons souvent la vie privée et le loisir à la logique productiviste de l'activité professionnelle. Il faut remplir le temps à ras bord, se mettre dans la tension de l'urgence par peur de perdre quelque miette du temps qui passe. Par peur de la mort ? Sans parler de l'impatience croissante qui soumet notre univers à la loi du « double-clic » : je veux, donc je peux. D'où l'hyper-valorisation de l'immédiat privé de son rapport au passé et au futur.
Tout va si vite que nous sommes projetés, par une force centrifuge, hors de nous-mêmes. Le succès des livres de méditation montre qu'on en reprend conscience. De même que les plaidoyers du « slow » qui sont autant d'éloges d'une certaine lenteur dans l'acte de manger comme dans celui de se déplacer en ville et ailleurs. C'est la seule manière d'entrer en résonance avec soi-même, les autres et le monde dans une forme de dépossession prédisposant à l'accueil.
Profitons des vacances pour nous convaincre que « si nous ne prenons pas le temps, c'est le temps qui nous prendra » comme le dit Gilles Vernet, le réalisateur du joli film Tout s'accélère."